ISLAMISME POLITIQUE AU MAROC

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                               


                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      La relation entre la monarchie alaouite et les mouvements islamistes au Maroc représente un champ d'analyse d'une complexité rare, qui transcende la simple dichotomie entre la subversion et la loyauté. L'émergence de ces acteurs, notamment à partir des années 1970, a posé un défi existentiel au pouvoir en place, non seulement sur le plan politique mais aussi sur le plan symbolique et religieux. Le cas marocain se distingue de celui de ses voisins par la gestion habile et proactive de cette dynamique par le Palais, qui a su éviter une confrontation totale et maintenir son hégémonie. L'objectif de cette analyse est de déterminer si la relation entre la monarchie et l'islamisme est une simple confrontation pour le pouvoir ou si elle s'inscrit dans une dynamique plus complexe, reposant sur des stratégies de gestion, de négociation et de rivalité pour la légitimité. Le présent rapport se propose de démontrer que l'interaction n'est pas un affrontement unifié, mais une stratégie de fragmentation et d'intégration délibérée de la part du Palais. Pour ce faire, nous examinerons les trajectoires divergentes des deux principaux acteurs islamistes, le Parti de la Justice et du Développement (PJD) et l'Association Al-Adl Wal-Ihsan (AWI), afin de mieux comprendre l'équilibre stratégique qui a défini et continue de définir le modèle politique marocain.

 Les fondements de l'hégémonie monarchique : Le trône comme arbitre du religieux

      L'une des particularités les plus marquantes du régime marocain est sa capacité à se positionner comme le gardien exclusif de la sphère religieuse, un rôle qui lui confère une légitimité à la fois traditionnelle et constitutionnelle. Ce positionnement est la clé de voûte de sa résistance face aux mouvements qui cherchent à s'approprier le discours et l'action islamiques.

 L'ancrage de la légitimité religieuse et historique

       Le monarque marocain, en tant que descendant du Prophète Mohammed, est investi du titre de Commandeur des Croyants (Amir al-Mu'minîn). Ce statut, ancré dans l'histoire et réaffirmé par la Constitution, n'est pas qu'un titre symbolique ; il confère au roi une autorité spirituelle qui le place au-dessus des débats partisans et lui donne la charge de veiller au respect de l'islam et de garantir le libre exercice des affaires religieuses dans le pays. Cette fonction sacrée est un rempart contre toute contestation de son autorité par des acteurs se réclamant de l'islam, qui pourraient chercher à se présenter  comme des entrepreneurs alternatifs du salut.  

        Le roi Hassan II a été particulièrement prévoyant dans la consolidation de ce capital symbolique. Anticipant la popularité croissante des mouvements islamiques au début des années 1980, une préoccupation exacerbée par l'effondrement du régime du Shah en Iran, il a activement cherché à « réglementer le marché des valeurs religieuses et l'utilisation de l'islam dans l'espace public ». Le monarque a compris, suite à de longues discussions avec le Shah déchu , que la négligence du clergé et du champ religieux avait été fatale au régime iranien. C'est pourquoi, dès mai 1979, lors du VIIe congrès des oulémas à Oujda, il a publiquement déclaré sa préoccupation face à la propagation de "préceptes et de croyances farfelues" et son devoir, en tant qu'Amir al-Mu'minîn, de préserver l'unité de la nation face à la "déviation et au charlatanisme".    

        Cette légitimité religieuse est indissociable du Makhzen, la structure politico-administrative traditionnelle qui soutient le pouvoir au Maroc. Le Makhzen est décrit comme une "communauté" qui jouit d'une "légitimité historique" et du "monopole des symboles religieux". Il opère en parallèle des circuits étatiques modernes pour maintenir son hégémonie, assurant une "dépendance et une fragmentation qui évite toute concurrence ou affirmation d'un pôle autonome". Ce style de gouvernance, ancré dans la société marocaine, combine des rituels traditionnels avec une administration moderne, garantissant que la pièce maîtresse du système reste le roi.  

 Stratégies du Palais : Cooptation, fragmentation et répression ciblée

       Pour maintenir son autorité, le Palais a développé un ensemble de stratégies sophistiquées, basées sur la cooptation, la fragmentation et une répression sélective. Ces méthodes visent à désamorcer les menaces sans les anéantir totalement.

     La cooptation sélective est une tactique fondamentale. Au lieu de réprimer systématiquement toute opposition, la monarchie inclut certains acteurs dans le jeu politique, en les faisant participer à un système clientéliste qui les rend dépendants. Cette approche a permis de neutraliser des partis politiques traditionnels en les intégrant dans une dynamique de soutien au pouvoir, tout en jouant sur leurs divisions pour conserver le contrôle.  

Cette stratégie se manifeste de manière flagrante par la "balkanisation" du système partisan, un terme utilisé pour décrire la fragmentation du champ politique. L'objectif est d'empêcher l'émergence d'une force hégémonique qui pourrait défier le pouvoir central. La création du Parti Authenticité et Modernité (PAM), par un proche du roi, est un exemple de cette logique. Le PAM a été explicitement conçu pour faire contrepoids au PJD, le principal parti islamiste, et pour empêcher qu'il n'obtienne une majorité absolue. Cette manœuvre a permis au roi de rester l'unique arbitre du jeu politique, gérant les rivalités entre les partis pour son propre bénéfice.  

     Enfin, la monarchie emploie une répression ciblée et non-violente. Les mesures répressives sont souvent limitées, comme en témoigne la tolérance inhabituelle dont bénéficie l'Association Al-Adl Wal-Ihsan (AWI), malgré son refus de reconnaître la légitimité religieuse du monarque. La répression est calibrée pour maintenir la pression sur les mouvements sans pour autant les transformer en martyrs ou les pousser vers la clandestinité. L'arrestation ponctuelle de leaders salafistes pour des critiques ouvertes et le maintien de la liberté de culte pour d'autres communautés religieuses illustrent cette approche pragmatique. Le Palais préfère contenir et surveiller les acteurs plutôt que de risquer une escalade.  

     Cette gestion de l'islamisme n'est donc pas une simple réaction, mais une stratégie proactive et préventive. Le roi, en tant que garant de la religion, ne peut s'opposer de front à l'islamisme, car cela minerait sa propre légitimité. Il doit plutôt le fragmenter et en proposer une version officielle et modérée, tout en permettant à d'autres de s'user dans la sphère politique. Cette dynamique a conduit à une forme de "sécularisation" de la politique, mais non de la société. La légitimité religieuse du monarque l'oblige à coopter et à canaliser les forces islamistes, plutôt que de les écraser, ce qui fait de ce capital un atout stratégique autant qu'une contrainte.

 Le PJD et Al-Adl Wal-Ihsan : deux voies, deux destins

       La complexité de la relation entre la monarchie et l'islamisme au Maroc réside dans la fragmentation du mouvement lui-même. Le PJD et AWI, les deux principaux acteurs, ont choisi des voies radicalement différentes, qui ont mené à des destins distincts, mais qui ont paradoxalement servi l'objectif de stabilité du régime.

 Le PJD : Le pari de la participation et le piège du compromis

     Le Parti de la Justice et du Développement (PJD) a fait le pari de l'intégration dans le système politique. Héritier du Mouvement Populaire Démocratique et Constitutionnel, le PJD a choisi la voie légaliste, participant aux élections pour devenir une "force politique majeure" au Parlement. Ses victoires aux élections législatives de 2011 et 2016 lui ont permis de former le gouvernement, illustrant son ambition d'influencer la politique depuis l'intérieur du système.  

      Au pouvoir, le PJD a dû faire un "grand écart" entre son idéologie d'inspiration islamique et les exigences du Palais. Le parti a dû faire preuve d'une "loyauté" inébranlable envers le roi et a été contraint d'approuver des lois qui franchissaient ses propres "lignes rouges" idéologiques, comme la légalisation du cannabis thérapeutique ou la promotion de l'enseignement des matières scientifiques en français. Ce processus a affaibli la crédibilité du PJD auprès de sa base militante et l'a usé au pouvoir, le rendant "incapable d'appliquer son programme".  

       La déroute électorale du PJD en 2021, qualifiée de "monumentale" , n'est pas une simple sanction des urnes. Elle est le résultat de plusieurs facteurs convergents. Une  

réforme du quotient électoral, calculé désormais sur la base des inscrits plutôt que des votants, a été l'un des facteurs les plus déterminants, conçue pour affaiblir les grands partis au profit de formations plus petites. Cette réforme, que le PJD avait dénoncée comme anti-démocratique, a été adoptée par le gouvernement qu'il dirigeait, illustrant son impuissance face au Palais. À cela s'est ajoutée une crise de leadership interne et une campagne agressive des partis proches du Palais, qui ont finalement réduit le PJD à une "portion congrue" au Parlement, lui faisant perdre près de 75 % de ses voix et de ses sièges. Cette défaite est perçue non seulement comme un revers électoral, mais comme une réaffirmation de l'hégémonie du Makhzen. Le PJD a perdu sa crédibilité en tant que parti contestataire, sans pour autant gagner le pouvoir d'un parti dirigeant, devenant un acteur "trop islamiste pour certains mais pas assez pour d'autres".  

 Al-Adl Wal-Ihsan : Le défi de la légitimité et le pari de l'attente

     Contrairement au PJD, Al-Adl Wal-Ihsan (AWI) a choisi une voie de non-participation, rejetant frontalement la légitimité religieuse du monarque en tant que Commandeur des Croyants. Le mouvement, fondé par Abdessalam Yassine, prône l'instauration d'un État islamique  basé sur la sharia. Son fondateur a payé cher son opposition frontale, subissant une répression sévère, y compris un internement en asile psychiatrique et une assignation à résidence surveillée sous le règne de Hassan II.  

     Malgré son objectif de changer le régime, AWI se distingue par sa stratégie des "trois non" : le refus de la violence, de la clandestinité et de la coopération avec des forces étrangères. Le mouvement mise sur l'éducation et la prédication  pour transformer la société de l'intérieur, un processus qu'il considère comme la voie pacifique vers le changement. Sa non-participation aux élections est un choix assumé pour ne pas légitimer un système qu'il juge illégitime.  

       Le paradoxe de la tolérance monarchique envers AWI est l'un des aspects les plus fascinants de la relation. Malgré son opposition idéologique radicale, le mouvement est "toléré d'une façon inhabituelle". La monarchie voit en AWI un mouvement "facilement pénétrable" et mise sur sa "cooptation avec le temps". La répression exercée est limitée et ciblée , suffisante pour maintenir le mouvement sous pression et l'empêcher de grandir de manière incontrôlée, mais pas assez pour le pousser dans la clandestinité et le transformer en une force imprévisible. La stratégie d'AWI, bien qu'ayant échoué dans sa tentative de "révolution de 2006" , n'est pas un échec total, mais une pression permanente sur le système. Son existence même représente une alternative radicale, mais pacifique, qui permet au Palais de se présenter comme un modèle de stabilité et de gestion. La tolérance envers AWI est un calcul de risque : mieux vaut un opposant visible et pacifique qu'une force souterraine et imprévisible.  

 La dynamique complexe en action : Arbitrage et équilibres

     La relation entre la monarchie et les mouvements islamistes n'est donc pas une simple opposition, mais une interaction dynamique, où le Palais se positionne en maître du jeu et arbitre suprême, capable de gérer des acteurs aux ambitions et aux stratégies divergentes.

 Le monarque : Arbitre ou maître du jeu?

      La monarchie marocaine a su se présenter comme l'arbitre entre les différentes forces politiques, jouant sur la fragmentation pour maintenir son contrôle absolu. La décennie de cohabitation avec le PJD au gouvernement et la répression des groupes salafistes extrémistes témoignent de cette capacité à gérer un large spectre d'acteurs islamistes. Cette maîtrise de l'islam politique est devenue une source de légitimité pour le régime, tant sur le plan national qu'international. Le Maroc peut se prévaloir d'avoir réussi à "contrôler l'islamisme politique" et à le réduire à sa "portion la plus congrue" , ce qui lui confère une "exceptionnalité" dans la région.  

      Ce processus est souvent décrit comme une "sécularisation rampante", ou une "sortie de la religion de la sphère politique". Il ne s'agit pas d'une laïcisation de l'État à l'occidentale, mais d'une modération imposée par la monarchie elle-même. Le roi, en tant que chef religieux, relègue l'idéologie islamiste à la sphère politique, où elle est gérée et diluée, et où ses acteurs sont contraints d'opérer selon des règles non-religieuses ou religieusement contrôlées. Le résultat est un système où le politique est progressivement séparé de l'idéologie religieuse, même si le monarque reste l'unique garant de la religion.  

 L'objectif des mouvements islamistes : Nuancer la menace

       L'analyse de la relation entre la monarchie et les mouvements islamistes doit nécessairement nuancer la nature de la menace qu'ils représentent. Le PJD n'a jamais cherché à renverser la monarchie. Son objectif est d'influencer les politiques publiques, de moraliser la vie politique et d'apporter des réformes de l'intérieur du système. Il a accepté le cadre constitutionnel et les limites imposées par le Palais, un choix qui a finalement conduit à sa fragilisation.  

      AWI, bien que visant le changement de régime et l'instauration d'un califat, a explicitement opté pour un "projet pacifiste de changement politique". Son rejet de la violence le distingue radicalement des groupes jihadistes, qui ont échoué à obtenir un soutien politique ou géostratégique au Maroc. Ces groupes, bien que présents, sont rejetés par la société marocaine et les autres mouvements islamistes.  

      Le risque pour la monarchie n'est donc pas la subversion violente de l'intérieur, mais plutôt l'érosion progressive de son autorité par des acteurs qui contestent sa légitimité religieuse (AWI) ou qui peuvent s'approprier un capital politique important (PJD).

 Tableau récapitulatif et chronologie analytique

     Pour synthétiser la dynamique complexe en jeu, les tableaux suivants offrent une vue d'ensemble des stratégies des principaux acteurs et de la chronologie des événements clés.

Tableau 1 : Comparaison des stratégies et des relations

Parti/MouvementObjectif vis-à-vis de la monarchieStratégie politiqueLégitimité du RoiPosition du PalaisStatut légal
PJDInfluence et réforme du systèmeParticipationniste (élections)Reconnue (arbitre et garant)Cooptation et encadrementLégal
Al-Adl Wal-IhsanRemplacement par un califatNon-participationniste, da'wa (prédication)Rejetée (chef religieux illégitime)Tolérance contrôlée et répression limitéeNon-légal mais toléré
Groupes    JihadistesRemplacement par la violenceClandestine, terroristeNon pertinenteRépression totaleInterdit

     Ce tableau met en évidence la complexité de l'approche du Palais, qui adapte sa réponse à la nature de la menace : la cooptation pour le PJD qui accepte le cadre, la tolérance pour AWI qui est pacifique, et la répression totale pour les groupes violents.

Tableau 2 : Chronologie des événements clés

DateÉvénementAnalyse de la relation
Années 1970Fondation d'AWI et premiers mouvements islamistesÉmergence de la contestation religieuse et idéologique.
Mai 1979Congrès des Oulémas et discours d'Hassan II à OujdaConsolidation de la légitimité religieuse du monarque pour anticiper la montée de l'islamisme.
Novembre 1980Risâlat al-Qarn d'Hassan IIProclamation de l'autorité religieuse du roi, réaffirmant son rôle de garant de l'islam authentique.
1998Entrée du PJD au ParlementDébut de la stratégie d'intégration des islamistes dans le jeu politique.
2011Printemps arabe et victoire électorale du PJDLe PJD devient la principale force politique, confirmant le pari du Palais sur la cooptation.
2021Déroute électorale du PJDRéaffirmation de l'hégémonie du Makhzen et de la "balkanisation" du système politique.

Cette chronologie illustre que la relation n'est pas statique, mais qu'elle évolue en fonction des contextes et des stratégies du Palais pour maintenir son pouvoir.



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